Interview réalisée par Stéphane Bouquet, février 2014
D’où vient CHUT ?
Il se trouve que j’ai été nommé en résidence à Chambéry pour trois ans et que, en y allant, j’ai retrouvé le rapport étrange que j’ai à la montagne, teinté d’angoisse claustrophobe, comme si le rapport d’échelle me déplaisait, moi toute petite devant ces masses immenses. La montagne me donne une sensation de vertige, de déséquilibre. Or, à Chambéry, il y a une salle immense qui m’a donné l’idée de jouer sur ce rapport d’échelles. Je me suis dit que ce serait intéressant d’écrire un solo pour un espace démesuré. J’aime bien l’idée d’une scène immense pour un seul homme qui me permette de reconstruire, au moins mentalement, l’immensité de la montagne.
Lorsque les Romantiques ont découvert la montagne, c’est un peu à cela qu’elle leur a servi, à opposer leur moi incertain à cette immensité. Est-ce que la montagne vous sert aussi de lieu de subjectivation ?
Complètement. La montagne est un des seuls endroits où j’ai l’impression que le silence, la solitude sont possibles, et donc l’introspection. D’ailleurs, l’image à la base du spectacle est la toile de Caspar David Friedrich, Voyageur au-dessus de la mer de nuages. Un homme de dos, sur un sommet, face au vide – on peut facilement envisager la suite, plutôt tragique. Comme j’avais envie de travailler la chute, le déséquilibre, je suis partie de cette image. Il y a quelque chose de très romantique dans CHUT. On a longtemps écarté les romantiques au titre qu’ils seraient un peu surannés. Mais se dire romantique aujourd’hui c’est possible. Ce sont des postures assez fortes qu’il faut tenir, une forme d’engagement. C’est pour cela que j’avais pensé au début que le spectacle baignerait dans une musique très romantique, mais là-dessus je suis encore en recherche.
Travailler la chute aujourd’hui est-ce une façon d’interroger la fragilité humaine, la fragilité de l’époque ?
Cela interroge sans doute tout à la fois la fragilité humaine et celle de l’époque. Mais c’est important de dire qu’on est au théâtre. Cette chute est forcément biaisée. On ne tombe jamais vraiment, on joue à tomber et à se faire mal. Et pourtant, au fond, je pense que ça ne change rien. La chute fonctionne quand même. Le spectateur – moi la première – prend plaisir à regarder un corps qui s’effondre, qui va à l’encontre de tout ce qu’il se doit d’être en public, qui ne parvient plus à tenir, à tenir debout.
Comment allez-vous travailler ces chutes ?
Il y aura du remake et de l’invention. Je pourrais me servir de scènes de Pierre Richard ou de Buster Keaton ou chorégraphier mes propres cascades. Il faut préciser que, pour écrire ces chutes, je me servirai beaucoup de la scénographie et des lumières. Nadia Lauro a dessiné une moquette qui, grâce à des motifs anamorphiques, donnera du point de vue des gradins le sentiment d’une scène en relief. Nous travaillerons aussi la lumière pour accentuer cet effet de relief. Les gens auront l’impression que Grégoire Monsaingeon est sur un sol inégal. Cette scénographie permettra aussi de travailler le motif de l’illusion théâtrale.
De spectacle en spectacle, cette question de l’illusion théâtrale semble vous hanter. Savez-vous pourquoi ?
Oui, je ne perds jamais de vue que je suis dans une boîte noire et que les gens assistent à un spectacle. Parce que c’est exactement ce que nous faisons dans la vie : nous endossons des rôles différents que nous jouons dans nos rapports sociaux. L’effacer me semblerait un leurre. Je crois que si j’insiste tant sur l’illusion théâtrale, c’est au nom d’une fidélité absolue au réel, d’un goût pour la littéralité des choses. Je ne veux pas raconter (ou me raconter) des histoires, mais montrer les choses telles qu’elles sont ou, du moins, telles que je les vois.
Y aura-t-il une dramaturgie dans ce spectacle ?
J’aimerais vraiment qu’il n’y ait aucun mot – d’où le double sens du titre. De la musique oui. J’aimerais basculer, au fil du spectacle, dans quelque chose de plus en plus burlesque, des cascades de plus en plus absolues. On part de Caspar David Friedrich et ça se transforme en un univers infiniment burlesque parce que le burlesque m’émeut. Peut-être est-ce lié à la désadaptation des gens qui font ces gestes gauches, maladroits. Ils sont décalés mais ils sont comme ça et au sein de leur déséquilibre, ils réussissent à inventer un équilibre. Le décalage, ce n’est pas grave, on n’est pas toujours obligé d’être comme tout le monde. Les grands burlesques sont de grands solitaires – pas d’amis, pas de famille, pas d’amoureux. C’est aussi pour cela que c’est un solo. C’est difficile d’être burlesque à plusieurs et difficile d’être romantique à plusieurs.
Bizarrement, dans cette pièce sans paroles – une première pour vous – vous travaillez avec un acteur, Grégoire Monsaingeon, et pas un danseur. Pourquoi ?
Il a une forme de gaucherie beaucoup plus éloquente que les danseurs. Les danseurs savent tomber, ils savent se déséquilibrer. Avec lui, j’ai l’impression de retrouver quelque chose de beaucoup plus proche de la rue, du hasard. Et la gaucherie ajoute évidemment à l’émotion des chutes.